Mais si César devait mourir pour avoir préféré Brutus à Cassius, ce ne devait pas être Brutus qui devait poignarder César pour venger Cassius, que César n'avait offensé que pour satisfaire le premier. Non, Lépide, même si César avait été ce qu'il était accusé d’être, c'est-à- dire le tyran le plus cruel qui ait jamais existé, l'épée de Brutus ne devait pas se souiller de son sang. Et ce devait être le dernier des Romains à l'abandonner après tout ce qu'il avait fait pour lui. Qu'on ne me dise pas que plus il semble ingrat envers César, plus il semble reconnaissant envers sa patrie. Non, Lépide, la générosité ne peut coexister avec l'ingratitude. Le vice et la vertu ne peuvent être réunis, et on ne peut être à la fois ingrat et reconnaissant. Celui qui se vante dépend de ceux qui le complimentent. C'est pourquoi ceux qui ont une âme noble n’obtiennent des faveurs que de leurs amis, et s’ils ont le choix, ils préfèrent asservir leurs adversaires plutôt que de leur être redevables. Si Brutus ne pouvait être heureux tant que César était en vie, il n’aurait jamais dû paraître sous ses bannières, il aurait dû refuser tous les honneurs que César lui offrait, ne pas se rendre à lui. Plutôt que de recevoir la vie que César lui avait accordée, il aurait dû se donner la mort de sa propre main, comme le noble Caton. Mais après avoir reçu cette vie de César, après avoir accepté les premières responsabilités de la République, après que César l'a préféré à Cassius par affection, le fait qu'il se soit laissé persuader par Cassius de poignarder César est quelque chose que je ne peux pas comprendre. Cela ne peut pas être toléré par une personne raisonnable, et cela n’est pas pardonnable pour Brutus, même si César avait été un tyran. Pourtant, Lépide, c'est cet ingrat, ce traître, qui a été le chef de la conspiration et qui lui a porté le coup mortel. Quoi, Brutus ! Vous avez pu frapper celui qui vous a sauvé la vie ! Quoi, barbare ! L'épée ne vous est pas tombée des mains lorsque César, vous voyant venir vers lui comme les autres, a cessé de se défendre et vous a même dit avec plus de tendresse que de colère : « Toi aussi, mon fils ! » Quoi, ces paroles n'ont pas touché votre âme et vous avez pu tuer César ! Ah non, Brutus, si vous aviez eu un peu d’équité, vous auriez dû abandonner une si mauvaise initiative. Vous auriez dû combattre pour César, lui rendre la vie qu'il vous avait donnée, ou si vous ne pouviez pas, effacer votre ingratitude avec votre sang et vous tuer sur le corps de César. Mais qu'est-ce que je fais, Lépide ? Je m'emporte dans ma douleur. Cette image de la mort de César irrite ma tristesse et ma colère chaque fois qu'elle se présente dans mon esprit. Sans l'avoir prévu, je change de sujet de conversation. Revenons donc à mon intention initiale et disons que même si l'innocence de César pouvait être remise en question en raison de ses actions pendant sa vie, elle est pleinement justifiée par ce qui s'est passé pendant et après sa mort. Le soin extraordinaire que les dieux ont pris pour l'avertir du malheur qui allait lui arriver démontre la pureté de son âme. Tous ces signes qui ont surgi dans le ciel, ces rêves qui m'ont effrayée, la main de ce soldat qui est apparue enflammée et celui qui lui a annoncé que les ides de Mars lui seraient funestes, ainsi que toutes les autres choses qui semblaient ralentir la conspiration, tout cela suffit à montrer que César n'était pas un homme ordinaire. 114