Cependant, si vous deviez être jugés de manière égale, tu serais plus coupable qu'Antoine, car il est aveuglé par l’amour et n'est plus en mesure d’entendre raison alors que ma réputation ne devrait pas troubler ton esprit comme elle le fait. L'amour de Cléopâtre a tellement obscurci son jugement qu'il est ébloui et oublie ses propres intérêts. Il n'a pas pensé qu'il me faisait offense en acceptant les cadeaux que je lui ai offerts et en refusant de me voir car il préférait retourner à Alexandrie. Il n'avait pas l'intention de contrarier Octavie, mais de plaire à Cléopâtre. Il craignait que ma présence suscite en lui d'autres sentiments et il reconnaissait qu'il m'aimait encore suffisamment pour ne pas pouvoir supporter ma présence sans confusion ni douleur. Enfin, Octave, il faut avoir pitié de sa faiblesse et de son aveuglement et ne pas le mimer dans sa faute. Les sentiments que l'on veut que je ressente sont encore plus dangereux que ceux qui ont pris possession d’Antoine. Et s’ils passaient de mon cœur au tien, tu agirais sans doute avec plus de violence et d'injustice que lui, car ces sentiments te communiqueraient une part de cette fureur qui leur est propre. Cette offense que j'ai subie n’a pas besoin du sang des Romains pour l'effacer. Déclarer la guerre à Antoine pour moi n’est pas un moyen de reconquérir son affection. Au contraire, cela justifiera sa faute et son infidélité, car il est sûr que je mériterais le traitement que je reçois si, parce qu'il m'a chassée de son cœur, je le bannissais de ma maison et me rangeais du côté de ses ennemis. Je sais que je suis Romaine et que j'ai l'honneur d'être ta sœur. Mais je sais aussi que je suis la femme d'Antoine et que ses intérêts doivent être les miens. Même s'il ne me témoigne pas toute l'affection qu'il devrait, ma propre volonté ne me permet pas de négliger celle que je lui dois. Si j'agissais différemment, ce serait reconnaître Cléopâtre comme légitime épouse d'Antoine et lui céder volontairement un statut qu'elle ne peut pas me retirer aujourd’hui. Laisse-moi donc enfermer ma douleur et mes larmes dans la demeure de mon mari, de peur qu'en la rendant publique, cette tristesse lui attire de nouveaux ennemis. Laisse-moi dissimuler ma peine et ma rancœur. Et s'il est vrai que mes intérêts sont les tiens, comme tu me l’as toujours montré, aide-moi à excuser Antoine auprès du Sénat. Dis-leur que cet amour est trop violent pour durer longtemps, que comme Jules César a eu assez de force pour oublier les charmes de cette belle Égyptienne, Antoine atteint des mêmes sentiments aura assez de courage pour rompre cet enchantement. Mais fais en sorte que cet amour ne soit pas le début d’une guerre. Souviens-toi de cette journée où mes larmes ont fait tomber les armes des mains de deux des plus grands généraux qui n’aient jamais existé. Tu étais alors entouré de tes légions, ton armée se préparait déjà à combattre, les trois cents voiles qu'Antoine menait étaient visibles par tes troupes. On pouvait déjà observer chez les deux camps cette ardeur que la vue des ennemis suscite avant la bataille. Le désir de vaincre habitait le cœur de tous les soldats, ils pensaient déjà à la richesse du butin. 137