Tu verras que ceux qui sont nés avec de la force et du courage sont souvent peu adroits et peu intelligents, tandis que les plus faibles ont souvent un instinct plus puissant et sont plus judicieux et habiles que ceux à qui la nature a donné d'autres avantages. Tu comprends bien que selon cette loi, la nature ayant accordé plus de force et de courage aux hommes qu'aux femmes, elle nous a donné plus d'esprit et de jugement. Mais encore une fois, Érinna, admettons qu'ils en ont autant que nous à condition qu'ils reconnaissent également que nous en avons autant qu'eux. Tu pourrais me dire que même si j'obtiens le consentement de tous les hommes sur l’admission de notre jugement, je ne pourrais pas encore te persuader que la connaissance des lettres convient à une femme, car par une pratique établie par les hommes, les études nous sont aussi interdites que la guerre. Faire des vers revient au même que livrer des batailles, si nous les écoutons bien. En vérité, il semble que ce qui nous est permis aujourd’hui devrait nous être interdit. Quoi, Érinna, nous avons une imagination brillante, un esprit perspicace, une mémoire avantageuse, un jugement solide, et il nous est permis de les employer uniquement pour boucler nos cheveux et rechercher les ornements qui peuvent ajouter quelque chose à notre beauté ? Non, Érinna, ce serait gâcher inutilement des faveurs que nous avons reçues de la nature. Celles qui sont nées avec des yeux capables de conquérir ne doivent pas se contenter de ces subterfuges pour compléter les charmes de la nature. C’est dévaloriser notre esprit que de le laisser s’adonner toute notre vie à de telles tâches. On pourrait même dire que si les choses étaient ordonnées comme il se doit, l'étude des belles lettres devrait être davantage permise aux femmes qu'aux hommes. Étant donné qu'ils ont la responsabilité de gouverner l'univers, que certains sont rois, d'autres gouverneurs de provinces, certains prêtres et d'autres magistrats, et tous en général maîtres de leurs familles, et par conséquent occupés soit par les affaires publiques, soit par les leurs, ils ont sans doute peu de temps à consacrer à cet art. Ils doivent voler ce temps à leurs obligations, à leurs amis ou à eux-mêmes. Mais pour nous, notre loisir et notre retraite nous offrent toute la facilité que nous pourrions souhaiter. Nous ne prenons rien au peuple ou à nous-mêmes. Au contraire, nous nous enrichissons sans appauvrir les autres. Nous glorifions notre patrie en devenant nous- mêmes glorieuses, et sans compromettre personne, nous accumulons beaucoup de renommée. Il semble juste, puisque nous laissons l’ascendant aux hommes, qu'ils nous laissent au moins la liberté de connaître toutes les choses dont notre esprit est capable. Le désir du bien et du savoir ne doit pas nous être interdit et le pratiquer n’est pas criminel. Les dieux n'ont rien créé d'inutile dans la nature, chaque chose suit l'ordre qui lui a été donné. Le soleil illumine et réchauffe l'univers, la terre nous offre chaque année des fleurs et des fruits, la mer nous donne toutes ses richesses, les rivières arrosent nos prairies, les bois nous prodiguent leur ombre, et en fin de compte, toutes choses contribuent à la société. Dans ces conditions, pourquoi faut-il que nous soyons les seules rebelles et ingrates envers les dieux ? 155