Pourquoi veut-on que notre esprit soit employé de façon honteuse ou éternellement inutile ? Quelle moralité peut-il y avoir à mépriser ce qui est honnête ? Quelle cause peut soutenir que ce qui est honnête devienne mauvais et condamnable dès qu'il est en nous ? Ceux qui ont des esclaves les instruisent pour leur confort, et ceux que la nature ou l'usage ont fait qu’ils gouvernent veulent que nous éteignions en nous toutes les lumières que le ciel y a mises, et que nous vivions dans les ténèbres les plus épaisses de l'ignorance. Si c'est pour obtenir plus facilement notre admiration, ils n'atteignent pas leur but, car nous n'admirons pas ce que nous ne connaissons pas. Si leur objectif est de nous rendre plus obéissantes, cela ne montre pas une grande noblesse. Et s'il est vrai qu'ils ont un certain contrôle sur nous, ils n’ont aucune gloire à gouverner des personnes qui manquent d'intelligence et de connaissances, selon eux. Tu me diras peut-être que tous les hommes ne sont pas si impitoyables envers nous, et que certains consentent à ce que les femmes utilisent leur esprit dans la connaissance des lettres à condition qu'elles ne composent pas elles-mêmes des œuvres. Mais que ceux qui partagent cette opinion se souviennent que si Mercure et Apollon sont de leur sexe, Minerve et les Muses sont du nôtre. Je reconnais qu’ayant reçu autant de dons du ciel que nous en avons, nous ne devons pas nous engager mollement dans cet art. La honte, par exemple, n'est pas de faire des vers, mais d'en faire de mauvais. Si mes poèmes n'avaient pas eu la chance de plaire, je ne les aurais jamais montrés une seconde fois. Cette honte ne nous est pas exclusive, et quiconque fait mal quelque chose qu'il entreprend volontairement mérite sans aucun doute d'être critiqué, quel que soit son sexe. Un mauvais orateur, un mauvais philosophe et un mauvais poète n'acquièrent pas plus de gloire qu'une femme qui exécute mal toutes ces choses. Peu importe le sexe, on mérite d'être critiqué quand on fait mal et on mérite beaucoup d'estime quand on fait bien. Mais pour répondre aux usages et à la déchéance du siècle, laisse toutes ces sciences épineuses à ceux qui aiment chercher la gloire par des chemins difficiles. Je ne veux pas te conduire dans des endroits où tu ne vois rien d'agréable. Je ne veux pas que tu passes toute ta vie dans les recherches fastidieuses de ces secrets inaccessibles. Je ne veux pas que tu emploies tout ton esprit inutilement à savoir où se retirent les vents après avoir causé des naufrages. Et enfin, je ne veux pas que tu emploies le reste de tes jours à philosopher indifféremment. J'aime ton repos, ta gloire et ta beauté ensemble. Je ne veux pas de ce genre d'études pour toi, celles qui donnent le teint jaune, les yeux creusés, le visage décharné, qui causent des rides sur le front et rendent l'humeur sombre et inquiétante. Je ne veux pas que tu fuies la société et la lumière, mais je veux seulement que tu me suives aux bords du Parnasse. C'est là, Érinna, que je veux te conduire. C'est là que tu vas me surpasser dès que tu y seras arrivée. C'est là que tu vas acquérir une beauté que le temps, les années, les modes, la vieillesse et même la mort ne pourront te voler. Et c'est enfin là que tu comprendras parfaitement que notre sexe est capable de tout ce qu'il entreprend. 156