Tu me diras peut-être que je ne tiens pas parole en voulant te porter à la poésie, car dans les descriptions que l'on fait des poètes, il semble que la beauté ne peut pas coexister avec leurs grimaces. Érinna, sache que c'est une idée fausse propagée par les hommes voulant faire croire que la poésie, étant divine, hante ceux qui la pratiquent, tout comme les divinations troublent ceux qui les délivrent. En réalité, la poésie n'est pas une source de trouble pour ceux qui l'exercent, mais plutôt une forme d'expression artistique inspirée et enrichissante. Mais même si c'était le cas, ton regard n'en serait pas moins clair, car lorsque la divination est prononcée, le prêtre retrouve sa tranquillité. Et dès que tu auras posé la plume, tu retrouveras tes premiers attraits. De plus, je ne pense pas que tu remplisses ton esprit de si sombres images, car je ne vois pas quelque chose de sombre dans tes yeux. Tu seras maîtresse absolue des thèmes que tu voudras traiter, et parmi tant de beautés présentes dans la nature, tu pourras choisir celle qui touchera le plus ton désir. La description d'un bois ou d'une fontaine, les plaintes d'un amant et d'une maîtresse, ou les compliments d'un mérite te fourniront suffisamment de sujets pour mettre en valeur les talents que le ciel t’a donnés. Tu es née avec des avantages si grands que tu serais égoïste si tu ne savais pas en faire bon usage. Tu me demanderas s'il n'est pas assez méritant pour une belle femme que tous les beaux esprits de son temps composent des vers pour elle sans qu'elle ait besoin de faire elle-même son éloge. Tu me demanderas si sa gloire n'est pas meilleure de cette manière que de l'autre. Mais je te répondrai que, quel que soit l'éloge que l'on puisse te donner, il serait plus glorieux pour toi d'avoir écrit des textes pour tous les célèbres personnages de ton siècle, car si tu le fais bien, c’est comme s’ils les avaient tous écrits pour toi. Crois-moi, Érinna, il vaut mieux créer l'immortalité des autres plutôt que de la recevoir, et trouver sa propre gloire en soi-même plutôt que de l'attendre des autres. Les descriptions qui seraient faites de toi de cette manière ne passeraient qu'un temps dans la postérité, comme de simples tableaux réalisés pour le plaisir. Alors que si tu écris, on admirera davantage l'imagination de la poétesse que ta beauté, et en fin de compte, tes poèmes refléteront tellement bien le monde qu’ils seront confondus avec la réalité. En laissant de ta propre main quelques marques de ce que tu es, tu vivras pour toujours avec honneur dans la mémoire de tous les hommes. Ceux de notre époque qui t’auront soutenue passeront alors pour savants, et ceux qui ne l'auront pas fait pour stupides ou envieux. Cependant, je ne te conseille pas de te décrire, de raconter ta beauté, tes mérites et toutes les rares qualités qui sont en toi. Non, je ne veux pas imposer une telle chose à ta modestie. La poésie a bien d'autres privilèges. Tu n'auras pas besoin de parler de toi pour te faire connaître de la postérité. Il te suffit de parler avec élégance, et on te connaîtra amplement. Oui, Érinna, même si tu n'utilises ta plume que pour critiquer le mal de notre époque, on ne manquera pas de t’encourager. Considère donc une fois de plus à quel point la réputation fondée sur la beauté est faible et peu durable. 157