Il suffit de voir tout ce que j’ai fait pour toi pour croire en mon innocence. Mais si je peux ajouter une autre raison, je dirais que tout comme nous n’oublions pas facilement les faveurs reçues des autres, nous n'aimons pas perdre celles que nous avons données. Et nous voulons rarement effacer par des insultes les bons services que nous avons rendus à quelqu'un. Alors, réfléchis s'il est possible qu'après avoir fait pour toi tout ce que j'ai fait, je souhaite moi- même dissiper ce souvenir de ton âme et volontairement semer la haine dans un cœur pour lequel j'ai fait tant de vœux et duquel j’ai tant pris soin. Car, si tu te souviens, mon cher Antoine, tu as davantage été ma conquête que je n'ai été la tienne. La renommée m'avait déjà donné un portrait de toi qui, m'inspirant de l'admiration, m'a poussée à vouloir triompher du vainqueur de tous les autres en triomphant de toi. Mes yeux ont remporté d’honorables victoires, et parmi leurs captifs, ils peuvent compter des Césars et des demi-dieux au charme desquels je ne me suis pourtant pas fiée. Ma beauté a été douteuse en cette occasion, je la croyais trop faible pour te conquérir. Et comme tu étais le plus magnifique des hommes, je voulais que l'amour entre dans ton cœur par l’émerveillement, et que le jour de sa capture ressemble plus à un jour de victoire qu'à un jour de combat. Donc, je voulais t’éblouir par la beauté de mes armes. Car, si tu te souviens, mon cher Antoine, le premier jour où je t’ai vu, je suis apparue dans un vaisseau dont la poupe dorée, les voiles pourpres et les rames argentées. Elles suivaient le son de divers instruments jouant ensemble. J'étais sous un pavillon tissé d'or, et comme je savais que ta lignée était divine étant descendue d'Hercule, j'avais, comme tu le sais, une tenue similaire à celle offerte à Vénus. Toutes mes femmes étaient magnifiquement habillées en nymphes, et une centaine d’anges autour de moi devaient leur présence à mon désir de te conquérir. Car enfin, mon cher Antoine, cette petite armée n'était faite que pour toi. Ce n'était donc pas le fruit du hasard que tu aies été séduit. J'ai tout mis en œuvre pour cela, et tout ce que la beauté, l'esprit, l'adresse et la magnificence peuvent faire n'a pas été oublié en ce jour. Je sais bien que c'est une imprudence de te révéler toutes ces choses dans un temps si éloigné des beaux jours d'autrefois, mais cette journée a été si glorieuse pour moi que je ne peux jamais en oublier le souvenir. Et, en parlant raisonnablement, ce souvenir n'est pas inutile à ma justification. Comment penser que j'aurais voulu moi-même perdre ma conquête ? C'est un sentiment qui n'est jamais venu à l'esprit de tous les conquérants. Alexandre aurait sans doute préféré perdre la Macédoine que la Perse. Le royaume de Macédoine appartenait à ses ancêtres, mais la Perse était véritablement à lui, car il l’a conquise lui-même. Et pour la même raison, je me perdrais plutôt moi-même que de te perdre toi. Tu sais aussi que je n'ai pas été un vainqueur rigide. Les chaînes que je t’ai données n'étaient pas lourdes, mes lois n'avaient rien de rude, et la manière dont j'en usais aurait rendu difficile la reconnaissance du vainqueur et du vaincu. Depuis cela, qu'ai-je fait qui me fasse paraître suspecte ? Il est vrai que j'ai oublié ma propre gloire, mais c'était par amour pour toi. 24