Garde à l'esprit, Volumnius, que le véritable enthousiasme pour la morale réside dans le souhait de la suivre en exemple. Ceux qui louent les hommes vertueux sans les imiter autant qu'ils le peuvent méritent plus de critiques que de louanges, car ils connaissent le bien sans le suivre. Caton est mort avec l'avantage d'avoir fait dire à César qu'il enviait sa mort, car elle lui ôtait l’occasion de lui pardonner. Je veux qu'on envie Brutus d'avoir su choisir une femme suffisamment courageuse pour le suivre jusqu'au tombeau. C'est là que nous jouirons d'une liberté que nous ne pourrons plus perdre, tandis que les Romains gémiront sous le poids de leurs chaînes. Mais viendra un jour où le nom de Brutus sera vénéré, où ils souhaiteront un libérateur qu'ils ont refusé, et le sang de Caton et de Brutus les remplira de honte. Oui, ces citoyens romains qui se voyaient maîtres du monde, qui avaient des rois pour sujets, dont la gloire était sans tache et dont la puissance n'avait d'égale que celle des dieux, seront désormais des esclaves méprisables. Leur servitude sera si sévère qu'ils ne seront plus maîtres de leur propre volonté. Ils approuveront toutes les erreurs de leurs tyrans, et Rome, autrefois une école d’intégrité, deviendra un repaire de lâches flatteurs. Est-il possible que les aspirations d'un si grand peuple aient pu changer en un instant ? Ces millions d'hommes qui combattaient sur les plaines de Pharsale sous les enseignes de Pompée ont-ils tous péri dans cette bataille ou ont- ils perdu leur courage en étant vaincus ? Ces rois qui tiennent leurs couronnes de l'autorité du Sénat sont-ils tous ingrats ? N'y en a-t-il aucun parmi eux qui aurait accepté que Brutus le délivre de ses chaînes ? Le désir de liberté, si puissant parmi toutes les créatures vivant sur terre, est-il éteint chez les hommes ? Et le sang d'un tyran mort est-il sans effet sur les Romains ? Ils veulent honorer sa mémoire et porter le deuil, mais en faisant cela, ils se chargent de chaînes pour toute leur vie, cela est incompréhensible. Oui, toutes les légions romaines ont perdu courage ; tous les gouverneurs se prosternent devant leurs tyrans ; tous les Romains préfèrent l'esclavage à la liberté ; les cendres de César sont vénérées ; et pour couronner le tout, Brutus les a abandonnés. Cependant, ne pense pas, Volumnius, qu'il ait souhaité m'abandonner, moi. Il est vrai que lorsque nous nous sommes séparés à la ville d'Élée, il ne voulait pas que je reste à ses côtés, même si j'ai tout fait pour cela. Il disait que le voyage me causerait trop de peine et que je pourrais être plus utile à Rome qu'à son armée. Mais dans cette situation, ce n'est pas le cas. Je sais bien que Brutus a pensé à moi en mourant, qu'il m'attend là où il se trouve et qu'il ne doute pas que j’ai oublié que Caton a préféré se déchirer les entrailles plutôt que de vivre sous la tyrannie et que moi, Porcie, ayant des raisons encore plus puissantes qui me poussent, suivrai le chemin qu'il m’a tracé. Quand la vie ne peut plus être honorable ni heureuse, il est extrêmement sage de la quitter, sachant qu'elle ne doit être chère que dans la mesure où elle sert notre gloire ou celle de la patrie. Ainsi, je ne dois plus préserver la mienne. Oui, Volumnius, je dois ma mort à ma propre gloire, à celle de Caton, à celle de Brutus et à celle de Rome. Mais ne pense pas que cette mort me soit un malheur. 55