Titus, il y a quelque chose de bien étrange dans notre situation. Comment peut-on penser que les Romains, qui se préparent déjà à te reconnaître comme maître de toute la terre, veuillent t’imposer leur volonté dans une affaire si importante pour toi et si insignifiante pour eux ? Et comment se fait-il que ces mêmes personnes, sur lesquelles tu auras un pouvoir absolu, dont tu disposeras des biens et des vies ne puissent pas supporter que tu m’aimes ? Suis-je une ennemie ou une sauvage pour les Romains ? Éprouvent-ils de la jalousie ou de la haine envers moi ? Craignent-ils que je te pousse à reconstruire les murs de Jérusalem ? Ai-je entrepris quelque chose contre le bien public ou ai-je offensé chacun d'entre eux individuellement ? Non, Titus, je n'ai rien fait, rien dit, rien pensé contre eux. Mon plus grand crime est d'être malheureuse et que tu m’aimes. Le ciel veut que je reste ainsi toute ma vie, coupable de cette manière. Continue à leur donner de nouvelles raisons de me haïr en m'aimant toujours. Montre-leur que la victime que tu sacrifies pour eux t’est chère. Et pour ta gloire autant que pour la mienne, fais-leur savoir que l'affection que tu as pour moi a des raisons légitimes. Cache mes défauts et mets soigneusement en valeur les quelques bonnes qualités qui sont en moi. Dis-leur que l'affection que j'ai eue pour toi a compensé mon manque de mérite. Et enfin, montre-leur à travers mon éloge le motif de ton amour. Pour ma part, cela sera facile de justifier mon amour pour toi. Ta valeur et ta sagesse sont si universellement reconnues de par le monde que je n'ai pas besoin d'expliquer les raisons pour lesquelles je t’aime. Mais, cher Titus, puis-je te dire quelque chose qui me préoccupe ? Oui, puisque c'est mon affection qui le motive, cela ne peut pas te déplaire, et tu es trop juste pour me condamner lorsque tu comprendras que je ne suis coupable que d'un excès d'amour. Dans l'état actuel des choses, je ne voudrais pas t’arracher au trône qui te revient en t’obligeant à me suivre, car il n'y a aucun endroit sur terre où le remarquable Titus puisse vivre incognito. Mais s'il m'est permis de te dire tout ce que je pense, je souhaiterais que, sans trône, sans royaume et sans empire, nous puissions vivre ensemble dans un lieu où l’éthique règne seule avec nous. Je voudrais que tu ne sois pas ce que tu es, et pourtant je ne voudrais pas que tu changes. L'excès de ma douleur et de mon affection fait que, ne trouvant rien dans toutes les choses possibles qui puissent me satisfaire, je suis contrainte, pour me consoler, de faire des vœux impossibles. Pardonne-moi, Titus, d’avoir eu cette pensée qui t’aurait ôté le pouvoir que tu mérites, bien que je perçoive dans tes yeux que ce sentiment-là ne t’insulte pas. Jusqu'à maintenant, j'ai toujours cru que je ne pourrais pas ressentir de tristesse ou de souffrance sans en parler et la partager avec toi. Cependant, il est certain que celle que je lis sur ton visage adoucit ma détresse, que tes larmes diminuent l'amertume des miennes, et que dans mon état actuel, je ne peux avoir de sentiment plus doux que de te voir accablé. Oui, Titus, mon désespoir est si grand que si je ne peux pas vivre heureuse auprès de toi, je souhaiterais que nous soyons toujours malheureux, pourvu que nous le soyons ensemble. 61