Ce sentiment injuste dure peu de temps dans mon esprit, et passant d'une extrémité à l'autre, je préférerais être plus malheureuse si cela signifie que tu ne l’es pas. Il me semble alors que les Romains ont raison de m'exiler, car je suis capable de perturber la tranquillité de leur futur souverain. Je voudrais pouvoir partir sans t’émouvoir, emportant dans mon cœur ta douleur avec la mienne. Dans ce sentiment de grande tendresse, je ressens plus de compassion pour toi que pour moi-même. Cependant, puisque je suis contrainte à vivre sans toi, je suis certaine d'apprendre souvent de tes nouvelles, même si tu ne me les donneras pas. La renommée me rapportera les belles choses que tu feras, et je souhaite de tout mon cœur qu'elle puisse aussi bien partager mes larmes que tes exploits, et faire en sorte que tu saches que ni le temps ni l'absence ne diminueront mon tourment et mon affection. Souviens-toi, cher Titus, toutes les fois où ton grand cœur te poussera à accomplir une belle action, que j’y trouverai à la fois un sujet de consolation et de douleur. Je me réjouirai de ta gloire et me lamenterai de la perte que j’ai subie, mais quoi qu'il arrive, je t’aimerai toujours autant. Cependant, je crois que je ne vais pas rester préoccupée pendant longtemps par les événements qui te concernent, car la douleur que je ressens est si forte que je ne pense pas qu'elle puisse durer. Si mon exil était le résultat de ta déloyauté, si tes sentiments à mon égard avaient changé, si ton mépris était la cause de ma misère, j'aurais au moins la consolation de te désigner comme responsable de mon départ. Je soulagerais ma tourmente en te traitant d’ingrat et de perfide. La colère et le dépit se partageraient mon cœur. Je pourrais espérer un jour ne plus t’aimer. Par ressentiment ou par fierté, je me séparerais de toi presque sans pleurer. Mais dans l'état actuel des choses, je vois partout des raisons de m’accabler et rien qui puisse adoucir ma douleur. Je ne perds pas seulement un amant, je perds un amant fidèle, et je le perds d'une manière qui ne me permet pas de me plaindre de lui. J’invite le Sénat et le peuple romain à ne jamais se plaindre de l'empereur, car il est leur père, et je peux les accuser, non pas de m'avoir mal aimée, mais de ne pas m’avoir considérée assez. Ainsi, je deviens la personne la plus malheureuse qui ait jamais existé. Mais attends, c'est par là que je trouve quelque sujet pour me consoler ! Je quitte Titus et ce n'est pas lui qui me quitte. Le destin m'arrache près de lui contre sa volonté. Il le menace de lui ôter la couronne s'il ne consent pas à mon exil. Et en cet instant, j'ai la satisfaction de constater que mon cher Titus m'estime plus que l'Empire. Il est vrai pourtant qu'il faut l'abandonner, mais j'ai au moins cet avantage en partant de savoir que je demeure dans son âme et que rien ne pourra m'en chasser. Je vois que ton silence valide ce que je dis. Tes soupirs me l’assurent et tes larmes ne me permettent pas d'en douter. Tu as certainement l'âme trop bien faite pour être capable d'infidélité ou d'oubli. La frivolité est un défaut que tu n’as pas puisque cela est une marque de faiblesse et de peu de jugement, indigne de toi. Il ne faut pas offrir son cœur sans y avoir pensé longuement, mais une fois qu'on l'a offert, il ne faut jamais le reprendre. 62