À mon avis, il semble juste de considérer que nous avons davantage de légitimité sur les dons qui nous ont été faits que sur les choses que nous avons généreusement accordées. Les choses qui ne sont pas des dons peuvent parfois revenir en notre pouvoir sans injustice, mais ce que nous avons une fois donné ne doit plus jamais être nôtre. Donner c’est accepter de renoncer à tous les droits que nous pouvions prétendre sur l’objet du don, et il n’existe aucune loi qui puisse nous remettre en possession de cela avec justice. Cela étant dit, je suis assurée que tu m’as donné ton cœur. C'est par cette pensée que je peux espérer vivre dans mon exil, c'est par là seulement que la vie peut m'être supportable, et c'est par là seulement que je ne peux pas me dire absolument malheureuse. J'espère qu'avec le temps, les Romains pourront reconnaître que comme l'amour que tu as pour moi n'a rien d'injuste, je ne t’ai inspiré que des sentiments bienveillants. Je ne demande pas, Titus, que tu te perdes pour me conserver. Je ne veux pas que tu t’opposes à l'empereur, que tu t’attires la haine du Sénat, que tu irrites le peuple contre toi, que tu cherches à soulever les légions, que tu refuses la belle Arricidie qui t’est destinée. Je ne veux pas que tu abandonnes l'empire par amour pour moi. Au contraire, je te conseille et je te conjure d'obéir à l'empereur, de suivre l'avis du Sénat, de satisfaire le peuple, de conserver tes légions pour accomplir de nouvelles conquêtes, d'accepter sur le trône l’heureuse Arricidie, de préserver l'empire que le destin te promet et que ta naissance te donne. Mais après avoir convaincu tout le monde de mon outrage, aie l'équité de te souvenir que je dois être ta seule passion. Si j'obtiens cela de toi, je partirai avec quelque douceur malgré toute mon amertume. Bien loin de maudire mes ennemis, je ferai des vœux pour leur bonheur, car je ferai de même pour ta préservation. Puisses-tu donc, Titus, remporter autant de victoires que tu engageras de combats. Puisses-tu régner sur tes peuples avec autant d'autorité que de clémence. Puisses-tu inspirer la crainte à travers le monde entier. Puisses-tu recevoir autant de gloire que tu le mérites. Puisses-tu rendre ton règne aussi heureux que je suis indignée. Enfin, puisses-tu accomplir tant de belles choses, autant par ta valeur distinguée que par ta rare bonté, qu'avec le consentement de toutes les nations, tu puisses inspirer l'amour et profiter des délices de l'humanité. Effet de ce discours Ces vœux étaient si ardents qu'ils furent exaucés : Titus fut aussi glorieux et aimé que Bérénice le souhaitait. Et si le silence de l'histoire ne me contredit pas, elle fut sa dernière passion, comme elle l'avait désiré. Ainsi, on peut dire qu'elle obtint tout ce qu'elle demanda, même si elle quitta Rome et abandonna Titus. 63