Il te suivra sans aucun doute dans ce soulèvement éminent. Je vois déjà l'arrogant Tarquin chassé de Rome, son infâme fils périr par une main inconnue et tomber ensanglanté dans la poussière. Car je doute que les dieux permettent qu'il meure par une main aussi méritante que la tienne. Oui, Collatin, la victoire est à toi. Je vois déjà tous les soldats se révolter et tous les citoyens se mutiner. La haine envers le tyran et le désir de liberté les pousseront tous de la même manière. Et que les dieux veuillent que je sois la victime qui obtienne la liberté de la patrie à travers leur bienveillance. Oui, Collatin, tous les soldats qui sont dans son camp et qui combattent aujourd'hui sous ses étendards deviendront de plus féroces ennemis que les habitants d'Ardée qu'il assiège actuellement. Va donc répandre partout mon malheur, et crois-moi, personne ne pourra m’accuser et incriminera seulement Tarquin. Mais je sais que je n’entendrai pas ce que le peuple en dira. Après avoir été moi-même mon accusatrice, mon témoin et ma défense, il faut maintenant que je sois à la fois mon juge et mon bourreau. Oui, Collatin, il faut que je meure, et ne me dis pas que puisque ma volonté est innocente, je dois vivre pour avoir le plaisir de voir comment tu me vengeras. Il suffit que tu m’assures de ta vengeance pour que je meure avec douceur. Mais je ne pourrais jamais vivre avec plaisir. Il y a une Lucrèce en moi que je ne peux supporter. Il faut que je m'en sépare, elle m'est infernale. Je ne peux la voir, je ne peux la tolérer. Je dois donner son sang pour justifier l'autre et pour soutenir les représailles que tu vas entreprendre. Lorsque le peuple de Rome verra Lucrèce poignardée de sa propre main pour ne pas succomber à son malheur, il croira plus facilement qu’une femme qui a plus aimé son honneur que sa vie n’a pas été capable de mentir. Cette dernière action justifiera toutes les tiennes. Elle naîtra du sang que je répandrai pour t’aider à punir le tyran, et ainsi, je contribuerai moi-même à ma propre revanche. Mes larmes auraient sans doute moins d'effet que mon sang, mais ma mort touchera le peuple autant qu’elle te touchera. Oui, Collatin, oui, mon père, ma perte vous affectera profondément. Vous vous sentirez obligés de venger à la fois l'honneur et la vie de votre femme et de votre fille, ce qui vous rendra encore plus furieux contre l’oppresseur. Ne me dites donc pas que ma mort est inutile ou mal interprétée. Non, ceux qui jugent justement ne la considéreront pas comme le résultat de ce crime. Le remords fait généralement verser plus de larmes que de sang, mais la mort est le remède des personnes courageuses ou désespérées. La culpabilité est pour moi toujours un signe de faiblesse, et celui qui est capable d'en ressentir peut toujours vivre même après avoir échoué. L’histoire montre que presque tous ceux qui ont attenté à leur propre vie l'ont fait pour échapper à la cruauté du destin, pour éviter une mort honteuse ou pour se préserver de l'esclavage, et non parce qu’ils se sentaient coupables. Lorsque nous échouons, nous sommes toujours cléments envers nous-mêmes, et peu de personnes se sont condamnées à mort. Qu'on ne me dise donc pas que le sang que je verserai souillera davantage ma vie qu’il n’effacera les outrages du tyran, car ma mort n’est nullement commandée par la culpabilité. 81