Cette passion qui inspire l'amour pour la patrie chez ceux qui ont une grandeur d’âme n'est pas causée par la situation géographique de notre naissance. Le même soleil éclaire tout l'univers et nous bénéficions partout des mêmes éléments. Si la seule raison de cette passion était le lieu de naissance, elle serait bien faible. Mais ce qui fait que nous aimons notre pays, c'est que nos concitoyens sont tous nos parents ou nos alliés. Le lien du sang ou celui de la société nous attache à eux. La religion, les lois, les coutumes que nous partageons font que nos intérêts sont communs. Mais le premier sentiment que la nature donne à ceux qui aiment leur pays est de l'aimer principalement parce que leurs parents, leurs frères, leurs sœurs et leurs proches y sont. Oui, je suis bien certaine que le plus passionné des Romains, de retour à Rome après un long voyage, ne regardera pas le Capitole aussi rapidement que l'endroit de la ville où résident ses parents ou sa femme. Ainsi, qu’on ne s'étonne pas que Coriolan n’ait cédé qu'à mes larmes, car chez qui parmi les Romains aurait-il pu se rendre ? Tous ceux qu'on lui a envoyés pour parlementer l'avaient insulté par le passé. Il ne voyait en aucun d'eux la marque d'un véritable Romain. Ils étaient tous ingrats envers lui, et il ne pouvait pas reconnaître sa patrie en eux. Il voyait les murs de Rome, mais il ne voyait pas les amis qu'il avait eus autrefois. La peur faisait parler tous ceux qu’il rencontrait, et ce n'est qu'à travers moi qu'il a pu comprendre qu'il y avait encore à Rome quelque chose qui lui était cher. Est-il possible que tant de dévotion ait été aussi mal récompensée !? Qu'un homme si courageux ait terminé si tristement ses jours ! Qu'il ait été assassiné par ceux qui l'avaient choisi comme leur chef ! Et que le lieu de son refuge ait été celui de son exécution. Il est possible que mes intentions, si pures et si innocentes qu’elles fussent, aient conduit à un tel événement ! Volumnia, les dieux ont permis tout cela. Mais Coriolan est mort, et il est mort par amour pour toi, Volumnia, et pour moi. Sa fin a toutefois cet avantage d'avoir fait verser des larmes à celles qui l'ont provoquée. Après le dernier soupir de leur chef, les Volsques l'ont eux-mêmes inhumé avec honneur. À peine ont-ils vu son sang qu'ils ont regretté leur crime. Avec les mêmes armes qu'ils avaient employées pour lui ôter la vie, ils ont érigé un trophée en son honneur. Ils ont célébré ses funérailles comme celles d'un vainqueur. Sa mémoire est chère parmi eux. Ils ont suspendu sur son tombeau de nombreux étendards et toutes ces célèbres offrandes qui marquent la vaillance des morts illustres. Quant à Rome, qui doit sa liberté à Coriolan, elle apprend sa disparition sans en faire le deuil ! Elle ne se souvient même plus qu'elle était perdue et esclave sans lui. Tous les Romains ont été ingrats envers lui quand il était en vie, et ils le seront encore après sa mort. Ils ne le considèrent pas comme leur libérateur, mais comme leur ennemi. Ils se souviennent davantage des chaînes qu'il leur préparait que de celles qu'il leur a ôtées. La crainte qu'ils avaient autrefois de le voir entrer à Rome en triomphe fait qu'ils se réjouissent de savoir qu'il est aujourd'hui dans un cercueil. Je dois avouer que j'éprouve une grande peine qui m'empêche de retenir le souhait que Rome soit captive et que Coriolan soit encore en vie. 85