Mais, Lépide, il aurait agi en tyran et en usurpateur, et non en citoyen. J'admets bien que César voulait régner, mais c'était dans le cœur des Romains et non à Rome. Il leur accordait quotidiennement de nouvelles faveurs, ne songeant qu'à leur paix, à leur bonheur et à leur gloire. Et pendant qu'ils méditaient sa mort, il mettait tous ses efforts à les faire vivre dans le bonheur. N’a-t-on jamais vu, Lépide, un héros plus remarquable que César ? Remémore-toi attentivement toute sa vie, tu n’y percevras pas une seule tache, mais tu y trouveras toutes les qualités éclatantes de l’humanité. Les victoires qu'il a remportées ne comptent pas dans celles que le destin accorde aveuglément à ceux qui se fient à lui. Il les a gagnées par sa vaillance et sa raison. Et lorsqu'il a laissé sa place au hasard, c'était parce que la raison le permettait. Sa fermeté d'esprit, qu'il a toujours manifestée dans tous les dangers auxquels il s'est exposé pour la République, est quelque chose d'incompréhensible. Il a toujours affiché le même visage face aux bonnes et aux mauvaises situations. L'amour, la colère, la haine, la vengeance et l'ambition ne l'ont jamais poussé à la faiblesse. Il a toujours été maître de ses émotions et n'a jamais été vaincu, sauf par la clémence. Cependant, il y a eu des hommes, des Romains même, assez odieux pour considérer César comme un tyran. En réalité, Lépide, les choses ne se sont pas passées ainsi. La haine personnelle que Cassius portait à César, parce qu'il avait préféré Brutus à lui en le désignant consul à sa place, a été à l'origine de la conspiration. Ce n'était pas parce qu'il avait violé les lois romaines, maltraité les sénateurs ou fait mourir des citoyens, mais simplement pour venger Cassius. Mais si César devait mourir pour avoir préféré Brutus à Cassius, ce ne devait pas être Brutus qui devait poignarder César pour venger Cassius, que César n'avait offensé que pour satisfaire le premier. Non, Lépide, même si César avait été ce qu'il était accusé d’être, c'est-à- dire le tyran le plus cruel qui ait jamais existé, l'épée de Brutus ne devait pas se souiller de son sang. Et ce devait être le dernier des Romains à l'abandonner après tout ce qu'il avait fait pour lui. Qu'on ne me dise pas que plus il semble ingrat envers César, plus il semble reconnaissant envers sa patrie. Non, Lépide, la générosité ne peut coexister avec l'ingratitude. Le vice et la vertu ne peuvent être réunis, et on ne peut être à la fois ingrat et reconnaissant. Celui qui se vante dépend de ceux qui le complimentent. C'est pourquoi ceux qui ont une âme noble n’obtiennent des faveurs que de leurs amis, et s’ils ont le choix, ils préfèrent asservir leurs adversaires plutôt que de leur être redevables. Si Brutus ne pouvait être heureux tant que César était en vie, il n’aurait jamais dû paraître sous ses bannières, il aurait dû refuser tous les honneurs que César lui offrait, ne pas se rendre à lui. Plutôt que de recevoir la vie que César lui avait accordée, il aurait dû se donner la mort de sa propre main, comme le noble Caton. Mais après avoir reçu cette vie de César, après avoir accepté les premières responsabilités de la République, après que César l'a préféré à Cassius par affection, le fait qu'il se soit laissé persuader par Cassius de poignarder César est quelque chose que je ne peux pas comprendre. 111