jamais fréquentée, des rois qu'il ne connaît que de noms, de la guerre qu'il n'a vue que dans les livres et de tant d'autres choses qui lui sont étrangères ? Les poètes, Mécène, sont comme les peintres, ils ne peuvent pas représenter avec exactitude ce qu'ils ne voient pas. C'est pourquoi il est essentiel que les grands princes les aient à leurs côtés, afin que leurs actions soient immortalisées par des œuvres qui traverseront les époques. Comment peut-on penser que ceux à qui l'on donne tout pour se plaindre puissent louer volontairement ceux qu'ils accusent secrètement d’être la cause de leur situation précaire ? Comment peut-on distinguer ceux qui font des éloges pour obtenir des faveurs de ceux qui le font par gratitude sincère ? Non, Mécène, il est impossible que cela puisse être ainsi. Tout comme les rêves qui généralement reflètent les pensées du jour, ces réflexions que la poésie offre à ceux qui s'y consacrent perdent toute leur luminosité à cause du chagrin de leurs auteurs quand ils ne sont pas heureux. Ils ressentent toujours les angoisses de la pauvreté et de la solitude. Même s’ils font tous les efforts possibles pour s'éloigner de ces sentiments, ils les retrouveront partout. Ils portent leur chagrin jusque dans le cœur des héros dont ils écrivent la vie, et ils écrivent des vers que leurs cœurs désapprouvent en secret. Enfin, Mécène, je suis persuadée qu'un poète riche et logé dans un beau palais sera plus à l'aise pour détailler la pauvreté et la solitude qu'un pauvre logé dans une cabane pour décrire la magnificence de la cour, les qualités des rois, la politique et toutes ces autres choses qui ne s'apprennent que dans la société des hommes et dans l'abondance. Il y a une différence entre les riches et les pauvres, les uns peuvent être solitaires quand ils le souhaitent, ils ont des rochers et des cabanes quand ils le veulent, tandis que les autres ne peuvent séjourner dans un palais et leur solitude leur est obligatoire. On peut comprendre que la poésie, qui est l'expression la plus éminente de l'imagination, ait besoin de beaux objets pour l'exciter, la divertir ou la soulager. Ceux qui ont attribué aux Muses les bois et les rochers ont certainement été de cet avis, sans que cela contredise le mien. Ils ont parlé des forêts et des rivières, car ces beautés universelles sont accessibles à tous. Cependant, cela n'empêche pas que ces mêmes Muses qui fréquentent les bois ne puissent se promener dans un jardin cultivé. L'art ne gâche pas la nature, il la perfectionne, et des arbres plantés de manière régulière n'empêchent pas les poètes de travailler dans leur ombre avec plaisir et dignité. Il est vrai, Mécène, que ces neuf belles sœurs, dont nos Muses tirent leur origine, habitent seulement les bois et les montagnes, et se divertissent près des fontaines. Mais ces bois, ces montagnes et ces fontaines leur appartiennent. Le Parnasse fait partie de leur domaine, les eaux éternelles aussi, et Apollon ainsi que les Muses ne demandent rien aux autres divinités, car leurs biens sont abondants. Après tout, Mécène, il appartient à la grandeur des princes non seulement de savoir vaincre leurs ennemis à la guerre, de savoir régner en temps de paix, de se faire craindre par leurs voisins, de se faire aimer de leurs sujets, mais aussi d’être plus généreux que tous les autres hommes. Ils doivent donner en maîtres de l'univers, ils doivent considérer leurs offrandes plus 121