à ma douleur, et mon imagination, de plus en plus ingénieuse à me persécuter, après m'avoir convaincue que tous les ennemis voulaient ta mort, me persuadait ensuite qu'ils cherchaient à préserver ta vie pour se rendre maîtres de ta liberté. Ce premier sentiment me donnait sans doute un instant de repos, mais l'image du triomphe d’Octave se présentant tout à coup à moi, je retombais dans le désespoir. Je savais que tu ne fuirais pas devant un vainqueur, mais je croyais que pour éviter cette captivité, tu aurais recours à la mort, et de quelque façon que cela se passe, je me trouverais toujours malheureuse. Je cherchais quel serait le poison que je choisirais pour te suivre, et aucune autre option ne me traversait l'esprit. J'ai pensé plus de vingt fois à me jeter dans la mer pour me délivrer de la douleur. Cependant, comme je ne pouvais mourir sans te quitter, je n’ai pu suivre cette décision. Mais tout à coup, en considérant la forte dévotion que tu m’avais toujours témoignée, j’ai cru que si tu me voyais abandonner le champ de bataille, tu l’abandonnerais aussi, et que par là j'avais trouvé un moyen de conserver ta vie et ta liberté. Car je me disais intérieurement, après avoir pris cette décision, qu’Octave ne cherchait pas tant la victoire que la vie ou la liberté d'Antoine, et s’il n'avait ni l'une ni l'autre, je me réconforterais de la perte de la bataille. Enfin, mon cher Antoine, j’ai fait ce que mon affection et mon désespoir m’ont conseillé de faire, et tu as fait ce que j'attendais de ton amour. À peine ai-je vu que tu quittais ton vaisseau pour monter dans une galère afin de me suivre que mon cœur a été surpris par la joie. Il me semblait que c'était moi qui remportais la bataille puisque je préservais ta vie et ta liberté, et en pensant qu’Octave aurait voulu échanger sa position avec la mienne, j'étais presque consolée de tous mes malheurs. Mais ce qui m'a procuré le plus de satisfaction en cette douloureuse journée, c'est de voir qu'Antoine était capable de me préférer au désir de vaincre ses ennemis, qu'il privilégiait une fuite infortunée à une possible victoire, et qu'en fin de compte, l'Empire romain lui était moins cher que Cléopâtre. Cette pensée est si douce que, même si notre fuite nous place parmi les vaincus, je ne peux toutefois pas m'en excuser. Et de la manière dont les choses se sont déroulées, la bataille d'Actium ne sera pas aussi glorieuse pour Octave qu’elle est pour moi. Il a vaincu des soldats qui n'avaient plus de chef, mais j’ai vu le plus vaillant de tous les héros jeter ses armes pour me suivre. Maintenant, pour achever de me justifier, rappelle-toi, mon cher Antoine, qu'aussitôt que tu t’es détaché de tes vaisseaux, j'ai fait mettre une bannière sur la poupe du mien pour t’indiquer que c'était là que tu devais me trouver. Juge si cette action est criminelle, car si j'avais eu l'intention de me séparer de toi, il m'aurait été facile de ne pas te le signaler puisque j'avais soixante voiles et que tu n’avais qu'une simple galère. Si je t’avais trahi, il m'aurait été facile de te remettre entre les mains d’Octave et de lui offrir ainsi véritablement la victoire. Si j'avais essayé de me ranger du côté des ennemis, si le chemin que j'ai pris pouvait être suspect, je dirais que tes soupçons sont légitimes. Mais au contraire, ma fuite n'a été que le résultat de mon désespoir et de mon amour. Tu dois te plaindre des circonstances et non m’accuser. 25