trois tyrans, il a eu plus de compassion pour les Romains que de ressentiment envers leur ingratitude. Et malgré leur opposition, il a tout fait pour les rendre heureux. Mais ces ennemis de la morale sont tellement habitués à l'esclavage qu'ils considèrent leurs chaînes comme leurs trésors les plus précieux. Après que Brutus les a brisées, ils les ont eux-mêmes rattachées avec soin. Rome, qui a autrefois commandé le monde entier, se soumet maintenant volontairement à la tyrannie. Caton, Brutus… qui aurait pu le croire ? Et qui aurait pu penser que les dieux protégeraient le crime et opprimeraient l'innocence ? Je vois cependant pourquoi le ciel nous discrédite. La mort de Brutus, sauveur de la République, est la punition de Rome et c’est le plus grand malheur qui ait jamais frappé cette ville. C'est sans aucun doute pour punir les Romains que les dieux ont permis qu'il se tue. Pour Brutus, sa peine est sa récompense, l'ingratitude des Romains sert à sa gloire, et sa mort même montre tellement sa sagesse que j'ai presque honte de verser des larmes pour lui. Il se peut donc que je pleure davantage son absence que je n'ai pleuré sa mort. À l'époque, ma douleur était sans limites et mon esprit oscillait entre l'espoir et la crainte. Pleurer me procurait un certain soulagement. Mais aujourd'hui, n'ayant plus rien à perdre et voyant un moyen de mettre fin à ma misère, mon âme est plus tranquille. Bien que ma souffrance soit la plus intense jamais ressentie, je la supporte avec impatience, car je sais qu'elle prendra bientôt fin. Ne pense pas que je doive vivre pour préserver la mémoire de Brutus. L'acte qu'il a accompli est si grand et noble qu'il perdurera dans les mémoires. Il sera toujours considéré comme le meilleur et le pire des Romains, et même les tyrans qui régneront après lui contribueront à préserver son glorieux souvenir. Tant qu'il y aura des rois à Rome, on se souviendra que l'ancien Brutus les a chassés, et lorsque le dernier roi mourra pour sauver la liberté que le premier avait acquise, on se souviendra également de lui. N'en doute pas, Rome sera toujours asservie. Il est certain que si elle avait pu retrouver sa liberté un jour, Brutus la lui aurait rendue. Mais n'ayant pu le faire, il a au moins eu la gloire de mourir sans être un esclave. Sa gloire ne serait pas complète si je me montrais assez lâche pour vivre en captivité. Il manquerait quelque chose à ma propre gloire si j'oubliais la sienne. Notre sort est lié, car j'ai partagé sa conspiration en connaissant ses plans avant leur exécution. Il est donc juste que je suive le destin de Brutus. Sache, Volumnius, qu'une personne assez courageuse pour se donner un coup de poignard, supporter la douleur et la dissimuler afin de prouver à son mari qu'elle sait garder un secret ne changera pas facilement sa décision de mourir. L'image de Caton et celle de mon cher Brutus sont tellement présentes dans mon esprit que je ne vois plus rien d'autre. Leur mort et la mienne m'inspirent une telle envie que je la considère comme le plus grand bien qui puisse m'arriver. Garde à l'esprit, Volumnius, que le véritable enthousiasme pour la morale réside dans le souhait de la suivre en exemple. Ceux qui louent les hommes vertueux sans les imiter autant qu'ils le peuvent méritent plus de critiques que de louanges, car ils connaissent le bien sans le 53