Il est mort en vous couronnant, mais en réalité, vous et moi sommes plus la cause de sa perte que la vaillance des Lydiens. Oui, Cyrus, c'est votre générosité, ma reconnaissance et la sienne qui l'ont mené à cet état désolant. Vous le voyez tout couvert de son propre sang et de celui de vos ennemis. Les nombreuses blessures qu'il a subies sur tout son corps sont des preuves évidentes de celles qu'il a infligées à ceux qu'il a combattus. Son courage a transformé le désespoir des Égyptiens. Cette main, presque séparée de son bras, montre clairement qu'il n’a pas lâché les armes avant d’avoir perdu la vie. On l'a vu, Cyrus, combattre avec une telle ardeur qu'on aurait dit que la victoire de cette bataille devait lui poser la couronne du monde entier sur la tête. Il a payé de sa personne, de son sang et de sa vie la dette que j’ai envers vous. Ainsi, grand Cyrus, c'est votre générosité, ma reconnaissance et la sienne qui ont causé sa mort et mon malheur. Cependant, je ne vous accuse pas, je suis trop juste pour cela. Au contraire, je vous remercie pour le réconfort que vous m'offrez. Je vois en vous le louable sentiment qui vous fait verser des larmes le jour même de votre victoire, et qui vous fait davantage regretter la perte d’un ami que vous réjouir de la conquête et de la défaite de tous vos ennemis. Mais après avoir rendu justice à votre mérite, permettez-moi de me plaindre du destin cruel qui a voulu qu’afin de sauvegarder mon honneur, j’aie été obligée de mettre mon cher Abradate lui-même dans le combat où il a perdu la vie. C'est uniquement par amour pour moi qu'il a abandonné le parti de Crésus. Bien qu'il ait eu des raisons justifiables de le servir, le souvenir de son père, qui l'aimait tendrement, a influencé ses décisions. Mais dès que je lui ai fait part de ma dette à votre égard, il a proposé de remplir cette responsabilité. Votre renommée avait déjà convaincu son cœur de satisfaire ma demande, et puisqu’il avait un grand respect pour vous, il lui était facile de vous aimer. Enfin, Cyrus, il a témoigné en cette occasion beaucoup de gratitude envers vous et beaucoup d'amour envers moi. « Non, Panthée, m’a-t-il dit, Abradate ne peut être l'ennemi de ton protecteur. Il a essuyé tes larmes, il faut que je verse mon sang pour cela. Il a veillé sur ta gloire, il faut que ma vaillance serve à ses conquêtes. Il a perdu un homme qu'il aimait beaucoup pour te protéger, je dois réparer cette perte et faire en sorte que personne ne subisse l'absence d'Araspe le jour de la bataille. Oui, a-t-il ajouté en haussant la voix, je perdrai la vie ou je montrerai à Cyrus que ceux qui reçoivent une faveur comme celle-ci sont parfois aussi généreux que ceux qui le donnent. » Hélas ! Faut-il que je le dise, je ne me suis pas opposée à ce discours, sans anticiper le drame évident. J'ai encouragé son bon sentiment et sa volonté, j'ai exprimé ma gratitude pour ce qui devait causer mon ultime tourment. Et contribuant moi-même à mon propre malheur, j'ai incité son courage à réaliser les choses qui l'ont fait mourir aujourd'hui et qui le feront vivre éternellement. Souvenir cruel ! Injustice du destin ! Pourquoi fallait-il qu'Abradate soit le seul vaincu parmi tous les vainqueurs ? Pourquoi fallait-il qu'après avoir si héroïquement versé son sang pour remporter la bataille, il soit presque le seul à ne pas profiter des fruits de la victoire ? Mais 65