n'affligez point vos regards d'un pareil spectacle; livrez-le à Euphrastes; ordonnez- lui de le punir sous prétexte qu'il a commis quelque faute; vous vous épargnerez la douleur de le voir souffrir: ce que l'on entend afflige bien moins que ce que l'on voit [58]. Si son cœur change, s'il se repent de sa conduite précédente, nous mettrons fin à ses souffrances. Arsace suit le conseil de Cybèle. L'amour au désespoir ne connoît point de ménagemens. Le mépris l'irrite, et il court à la vengeance. Arsace fait venir le chef des eunuques, et lui commande d'exécuter ce qu'elle vient de résoudre. Tourmenté par la jalousie, passion ordinaire dans les eunuques, déjà aigri contre Théagènes par tout ce qu'il voyoit et ce qu'il soupçonnoit, Euphrastes l'enferme dans un cachot ténébreux, le met aux fers, lui fait souffrir la faim et toutes sortes de tourmens. Théagènes n'ignoroit pas la cause d'une pareille conduite; mais il feignoit de l'ignorer, la demandoit à son bourreau, dont il ne recevoit aucune réponse. Euphrastes ne craint pas d'outre-passer les ordres d'Arsace. Tous les jours il invente de nouvelles tortures, et multiplie les souffrances de sa victime. Il ne permet à personne de voir Théagènes: Cybèle seule a la liberté de pénétrer dans son cachot. Elle va souvent le voir, sous prétexte de lui porter de la nourriture en secret. Elle feint de le plaindre, de s'attendrir sur le sort d'un homme avec lequel elle est liée; mais elle ne veut que sonder ses dispositions, voir l'état de son ame, s'assurer si les tourmens ne triomphent point de sa constance. Théagènes n'en est que plus ferme, n'en oppose que plus de courage à toutes ces épreuves. Dans un corps épuisé par les mauvais traitemens, il conserve une ame inébranlable dans ses principes de vertu: il brave les traits du sort; il remercie la fortune de lui accorder, par tous ces maux, la faveur inappréciable de pouvoir faire éclater dans tout son jour son attachement et sa fidélité pour Chariclée. Tout ce qu'il souhaite, c'est qu'elle soit instruite de ses souffrances. Sans cesse il appelle Chariclée sa lumière, son ame, sa vie. Arsace vouloit fléchir et non faire mourir Théagènes. Elle avoit recommandé à Cybèle de ne pas le tourmenter trop cruellement: celle-ci le trouvant inflexible, de son autorité privée, et au mépris des ordres de sa maîtresse, ordonne à Euphrastes de redoubler de rigueur. Mais tous ses efforts sont inutiles: elle perd toute espérance; elle voit la profondeur de l'abîme creusé sous ses pas; elle voit fondre sur elle la vengeance d'Oroondates, informé de toutes ses intrigues par Achémènes; elle craint encore d'être immolée par Arsace, outrée de se voir trompée dans son amour. Elle prend le parti d'aller au-devant de son destin par un grand coup, de mettre Arsace au comble de ses vœux; de se garantir, pour le présent, du danger qui la menace de sa part, ou d'anéantir toutes les preuves de cette abominable trame, en faisant descendre dans le tombeau tous ses complices. Elle va trouver Arsace: O ma maîtresse! dit-elle, tout est inutile, il est insensible à tout: il n'en devient que plus audacieux de jour en jour. Le nom de Chariclée est sans cesse dans sa bouche; il l'appelle sans cesse: ce nom semble pour lui un baume salutaire qui calme ses douleurs. Il ne nous reste plus qu'une ressource [59]. Chariclée seule fait obstacle à nos désirs. Il faut nous en défaire. Lorsqu'il saura qu'elle n'est plus, son amour trompé sera moins rebelle, et se rendra plus facilement à vos vœux.