Bagoas voit ces deux prisonniers. Quoique épuisés par les tourmens, la grandeur, la beauté de leurs traits le frappent. Persuadés que leur dernière heure est arrivée, que Bagoas vient les séparer pour jamais l'un de l'autre, et les conduire à la mort, ils ne peuvent se défendre de quelque trouble; mais bientôt le calme renaît dans leur ame: la sérénité, la gaieté même paroît sur leur visage. Bagoas approche, et se met en devoir de dégager leurs chaînes des morceaux de bois qui les retiennent. Exécrable Arsace! s'écrie Théagènes, tu penses ensevelir tes forfaits dans les ombres de la nuit; mais l'œil de la justice est pénétrant: il éclaire, il met au jour les secrets les plus cachés. Vous, exécutez les ordres que vous avez reçus; faites-nous périr par le feu, par le fer ou par l'eau; mais, nous vous en conjurons, faites-nous périr en même-tems, et par le même genre de mort. Chariclée leur fait la même prière. Les eunuques sont attendris par ces paroles; leurs larmes coulent. Ils les font sortir de prison avec leurs fers: ils sortent du palais et quittent Euphrates. Bagoas fait ôter les fers aux deux amans; il ne leur laisse que les chaînes nécessaires pour s'assurer d'eux sans les incommoder. Il les fait monter chacun sur un cheval, les met au milieu de sa troupe, et court à bride abattue vers Thèbes. Ils continuent de courir le reste de la nuit et le jour suivant, jusqu'à la troisième heure, sans s'arrêter un instant. Enfin, ne pouvant plus résister à la chaleur du soleil, excessive en Egypte au fort de l'été, accablés de fatigues, voyant Chariclée excédée d'une marche si longue, ils s'arrêtent pour se reposer, faire reposer leurs chevaux, et laisser respirer Chariclée. Sur le bord du Nil, est une éminence qui, coupant le fil de l'eau, oblige les flots à faire un demi-cercle. Les eaux revenant sur leurs pas, forment une avance de terre dans le fleuve: ce lieu, arrosé de tous côtés, est rempli de gazon. Les troupeaux y trouvent de gras pâturages et de l'herbe en abondance. Des sycomores, des arbres de Perse, et ceux qui se plaisent sur les bords du Nil, y forment un ombrage épais. C' est-là que Bagoas s'arrête avec sa troupe. Les arbres les garantissent des ardeurs du soleil. Il prend de la nourriture, et en donne à Théagènes et à Chariclée, qui d'abord la refusent et finissent par l'accepter, quoiqu'avec beaucoup de peine. Persuadés qu'ils vont à la mort, ils regardent comme inutile de prolonger leurs jours. Bagoas leur dit qu'ils n'ont rien à craindre, qu'il ne les mène point à la mort, mais à Oroondates. Déjà la chaleur étoit diminuée, et le soleil, sur son déclin, laissoit tomber obliquement ses rayons affaiblis. Bagoas avec sa troupe se dispose à partir, lorsqu'un cavalier arrive en courant à toute bride: il est hors d'haleine; son coursier inondé de sueur est rendu de fatigue. Il parle à Bagoas en particulier et se repose ensuite. Bagoas, les yeux fixés sur la terre, semble réfléchir: étrangers, dit-il ensuite, prenez courage; vous êtes vengés: Arsace n'est plus. A la nouvelle de votre départ, elle s'est étranglée, et a prévenu, par un trépas volontaire, la mort qui l'attendoit: elle n'eût pu éviter la vengeance d'Oroondates et celle du roi. Le fer ou un opprobre éternel eût été la récompense de ses crimes. Telles sont les nouvelles qu'Euphrates m'apprend par la bouche de ce cavalier. Prenez donc courage, ayez bonne espérance: vous êtes innocens, je n'en doute point; votre ennemie a vécu.