Ces deux cens Troglodytes, quoique à pied, atteignent bientôt les cavaliers perses, et en blessent quelques-uns à coups de fronde. Les voyant faire volte-face, au lieu de les attendre, ils tournent le dos, et fuyent vers leurs compatriotes qui les suivoient, mais à une grande distance. Les Perses les voyant fuir, méprisent leur petit nombre, marchent avec audace à eux, dispersent ceux qui les poursuivoient tout à l'heure, et recommencent à fuir avec toute la rapidité dont ils sont capables. Ils se séparent, se réfugient dans un angle formé par le Nil comme dans une citadelle, et se dérobent à la vue des Ethiopiens. Le cheval de Bagoas tombe, entraîne son maître dans sa chute, lui fracasse une jambe, et le livre aux ennemis. Théagènes et Chariclée sont pris avec lui. Ils pouvoient échapper; mais ils ne veulent point abandonner Bagoas, dans lequel ils ont trouvé tant d'humanité, et dont ils attendent encore des services. Ils descendent de cheval, restent auprès de lui, et se livrent eux-mêmes aux ennemis. Le voilà accompli, dit Théagènes à Chariclée, ce songe que tu as eu. Les voilà ces Ethiopiens chez lesquels nous devons aller. Nous ne faisons que changer de fers. Remettons-nous donc entre leurs mains: il vaut mieux nous abandonner à l'incertitude des évènemens, que de courir les dangers qui nous attendent auprès d'Oroondates. Chariclée, se regardant conduite par les destins comme par la main, remplie des meilleures espérances, ne voyant que des amis dans les vainqueurs, sans communiquer ses idées à Théagènes, paroît approuver ses réflexions. Les Ethiopiens avancent, et, reconnoissant un eunuque, un ennemi peu redoutable dans Bagoas; voyant dans les chaînes, sans armes, deux personnes d'un extérieur majestueux, d'une beauté sans égale, voulant savoir quels ils sont, les font interroger par un d'entre eux, Egyptien de nation, qui savoit la langue des Perses, croyant que, si leurs prisonniers n'entendent point les deux langues, ils en entendent au moins une; car les espions, que l'on envoie pour pénétrer les projets de l'ennemi, mènent ordinairement avec eux des hommes familiarisée avec la langue du pays et celle des ennemis. Théagènes, qui avoit demeuré long-tems en Egypte, répond en peu de mots, qu'ils sont esclaves du satrape, que lui et Chariclée sont Grecs d'origine; qu'ils passent, sans doute pour leur bonheur, des mains des Perses en celles des Ethiopiens. Ceux-ci les font prisonniers, résolus de les présenter à leur roi comme le premier, le meilleur butin de cette guerre, le plus précieux des biens d'Oroondates; car chez les Perses, les grands ne voyent, n'entendent que par leurs eunuques. Ni leurs enfans, ni leurs proches ne jouissent de leur confiance et de leur tendresse: elle est toute entière pour l'esclave qui a su gagner leur affection. Les Ethiopiens croyent donc faire un présent bien flatteur à leur roi, en lui amenant ces prisonniers pour le servir et être l'ornement de sa cour. Comme Bagoas blessé, Théagènes et Chariclée, chargés de fers, ne peuvent marcher vîte, ils les font monter à cheval. C'est ainsi que, par une nouvelle aventure, assez semblable au prologue d'une pièce, Chariclée et Théagènes, étrangers captifs, après avoir vu leur tombeau ouvert, semblent moins être conduits qu'accompagnés par des hommes qui devoient bientôt les reconnoître pour leurs souverains. Fin du Livre Huitième.