Ariodant, que Ginevra avait pleuré comme mort, que son frère avait également pleuré, ainsi que le roi, la cour et tout le peuple, et qui venait de faire éclater tant de bonté et de valeur. On vit alors que le voyageur n’avait pas dit vrai dans ce qu’il avait raconté à son sujet. Et pourtant il l’avait véritablement vu se jeter tête baissée dans la mer du haut du rocher. Mais – comme il arrive souvent au désespéré qui, de loin, appelle et désire la mort, et la repousse quand il la voit près de lui, tant elle lui paraît amère et cruelle – à peine Ariodant s’est- il précipité dans la mer, qu’il se repent d’avoir voulu mourir. Et comme il était fort, adroit et plus audacieux que n’importe qui, il se mit à nager et regagna le rivage. Et, traitant de folie le désir qu’il avait eu d’abandonner la vie, il se mit en route, les vêtements imprégnés et amollis par l’eau, et arriva à la demeure d’un ermite. Il y demeura secrète- ment, attendant de savoir quel effet la nouvelle de sa mort avait fait sur Ginevra ; si elle s’en était réjouie, ou si elle en avait été triste et affligée. Il apprit d’abord que, dans sa grande douleur, elle avait failli mourir – le bruit s’en était répandu rapidement dans toute l’île – résultat tout à fait contraire à ce qu’il attendait, d’après ce que, à son extrême chagrin, il croyait avoir vu. Il sut ensuite comment Lurcanio avait accusé Ginevra auprès de son père. Il ressentit autant de colère contre son frère, qu’il avait eu jadis d’amour pour Ginevra. Cette action lui paraît trop impie et trop cruelle, encore qu’elle ait été faite pour lui. Enfin il fut in- formé qu’aucun chevalier ne s’était présenté pour défendre Gi- nevra, car Lurcanio était si fort et si vaillant, que personne n’avait garde de se mesurer à lui. Et puis il était connu pour un homme discret, et si sage et si avisé que, si ce qu’il avait raconté n’eût pas été vrai, il ne se – 104 –