fleuve était alors tout débordé et couvert d’écume blanche par la fonte des neiges et la pluie des montagnes, et l’impétuosité des eaux avait rompu et emporté le pont, de sorte qu’on ne pouvait plus passer. Le paladin cherche des yeux d’un côté et d’autre le long des rives, pour voir, puisqu’il n’est ni poisson ni oiseau, comment il pourra mettre le pied sur l’autre bord. Et voici qu’il voit venir à lui un bateau, à la poupe duquel une damoiselle est assise. Il lui fait signe de venir à lui, mais elle ne laisse point arriver la bar- que jusqu’à terre. Elle ne touche point terre de la proue, car elle craint qu’on ne monte contre son gré dans la barque. Roland la prie de le prendre avec elle et de le déposer de l’autre côté du fleuve. Et elle à lui : « Aucun chevalier ne passe par ici, sans avoir donné sa foi de livrer, à ma requête, la bataille la plus juste et la plus honorable qui soit au monde. » C’est pourquoi, si vous avez le désir, chevalier, de porter vos pas sur l’autre rive, promettez-moi que vous irez, avant la fin du mois prochain, vous joindre au roi d’Irlande qui rassem- ble une grande armée pour détruire l’île d’Ébude, la plus bar- bare de toutes celles que la mer entoure. » Vous devez savoir que par delà l’Irlande, et parmi beau- coup d’autres, est située une île nommée Ébude, dont les sauva- ges habitants, pour satisfaire à leur loi, pillent les environs, en- levant toutes les femmes qu’ils peuvent saisir, et qu’ils destinent à servir de proie à un animal vorace qui vient chaque jour sur leur rivage, où il trouve toujours une nouvelle dame ou damoi- selle dont il se nourrit. » Les marchands et les corsaires qui croisent dans ces pa- rages, leur en livrent en quantité, et surtout les plus belles. Vous pouvez compter, à une par jour, combien ont déjà péri de dames – 158 –