Un grand nombre d’habitants de l’île étaient accourus pour contempler l’étrange bataille. Fanatisés par une religion fausse, ils regardèrent cette œuvre sainte comme une profanation. Ils se disaient qu’ils allaient se rendre de nouveau Protée ennemi, at- tirer sa colère insensée, et qu’il ramènerait ses troupeaux ma- rins sur leurs terres, pour recommencer la guerre qu’il leur avait déjà faite ; Et qu’il serait préférable de demander la paix au dieu of- fensé avant qu’il fût arrivé pis. Ils pensèrent qu’ils apaiseraient Protée en jetant à la mer l’audacieux chevalier. Comme la flamme d’une torche se propage rapidement et arrive à enflam- mer toute une contrée, ainsi le dessein de jeter Roland à l’eau passe d’un cœur à l’autre. Ils s’arment qui d’une fronde, qui d’un arc, qui d’un javelot, qui d’une épée, et descendent au rivage. Par devant, par der- rière, de tous côtés, de loin et de près, ils l’attaquent de leur mieux. Le paladin s’étonne d’une si brutale et si injuste agres- sion, et de se voir injurier à cause de la mort du monstre dont il espérait tirer gloire et récompense. Mais comme l’ours qui, dans les foires, est mené par des Russes ou des Lithuaniens, ne s’émeut pas, lorsqu’il passe dans les rues, de l’importun aboiement des petits chiens qu’il ne dai- gne seulement pas regarder, le paladin redoutait peu ces vilains dont, avec un souffle, il aurait pu broyer toute la bande. Et bien vite il se fit faire place, car il lui suffit de se retour- ner et de saisir Durandal. Cette foule insensée s’était imaginée qu’il ferait peu de résistance, ne lui voyant ni cuirasse sur le dos, ni écu au bras, ni aucune autre armure. Mais elle ignorait que, de la tête aux pieds, il avait la peau plus dure que le diamant. Mais il n’est pas interdit à Roland de faire aux autres ce que les autres ne peuvent lui faire à lui-même. Il en occit trente en – 210 –