» Nous étions tous si préoccupés de notre propre situation, que nous ne faisions point attention à ce qui pouvait arriver à nos compagnons. Je me retournai au cri poussé par Lucine, et je vis le monstre, qui lui avait déjà arraché la peau de bouc, la ren- fermer dans la caverne. Pour nous, marchant à quatre pattes sous notre déguisement, nous suivîmes avec le troupeau l’horrible berger, qui nous mena sur une plage agréable, entre de vertes collines. » Là, nous attendons qu’étendu à l’ombre d’un épais feuil- lage, l’Ogre au nez subtil soit endormi. Alors nous courons, les uns le long de la mer, les autres vers la montagne. Seul Noran- din refuse de nous suivre. Il veut retourner avec le troupeau dans la grotte, pour n’en sortir qu’après avoir délivré sa fidèle compagne, ou pour y mourir. » Quand, au sortir de la caverne, il avait vu Lucine rester seule captive, il fut sur le point, dans sa douleur, de se jeter vo- lontairement dans la gueule de l’Ogre. Il se précipita et courut presque jusque sous son museau, et peu s’en fallut qu’il ne fût broyé par cette meule. Mais l’espérance de tirer encore Lucine de prison le retint au milieu du troupeau. » Le soir, quand l’Ogre ramena son bétail à la caverne, et qu’il sentit que nous nous étions enfuis, et qu’ainsi il se trouvait privé de sa nourriture, il accusa Lucine d’avoir tout fait et la condamna à être enchaînée à jamais sur une roche nue et éle- vée. Le roi la voit souffrir à cause de lui ; il se désespère, et ne peut mourir. » Matin et soir, le malheureux amant peut la voir s’affliger et se plaindre. Mêlé aux chèvres, il va de la grotte à la campa- gne. Lucine, d’une voix triste et suppliante, le conjure au nom de Dieu de ne pas rester plus longtemps, car il risque sa vie, sans pouvoir lui être d’aucun secours. – 336 –