Ils s’éloignent à pleines voiles de la plage cruelle et arrosée de sang. Lorsqu’ils sont assez loin pour que le son du cor ne puisse plus les épouvanter, une vergogne à laquelle ils ne sont point habitués les saisit, et leur visage se colore comme du feu. Ils n’osent se regarder les uns les autres, et se tiennent tristes, sans parler, les regards baissés. Cependant le pilote, poursuivant sa route, dépasse Chypre et Rhodes, s’engage dans la mer Égée, où il voit fuir cent îles diverses, double le cap périlleux de Malée, et poussé par un vent propice qui ne cesse de souffler, il découvre la Morée de Grèce. Puis il contourne la Sicile, entre dans la mer Tyrrhénienne, et côtoie les rivages riants d’Italie. Il aborde enfin heureusement à Luna où il avait laissé sa famille, rendant grâces à Dieu de ce qu’il a pu parcourir la mer sans de plus grands malheurs, et de ce qu’il a pu gagner le ri- vage connu. Là les chevaliers trouvent un pilote prêt à partir pour la France et qui les engage à venir avec lui ; ils s’embarquent sur son navire, et arrivent en peu de temps à Mar- seille. Bradamante, qui gouvernait le pays, en était alors absente. Si elle s’y fût trouvée, elle les aurait forcés, par ses paroles cour- toises, à séjourner auprès d’elle. Dès qu’ils furent débarqués, Marphise prit congé des quatre chevaliers et de la femme de Guidon le Sauvage, et continua sa route à l’aventure, Disant que ce n’était pas chose louable que tant de cheva- liers allassent ensemble ; que les étourneaux et les colombes allaient en troupes, ainsi que les daims, les cerfs et tous les ani- maux sujets à la peur, mais que l’audacieux faucon et l’aigle al- tier, qui n’ont besoin de l’aide de personne, les ours, les tigres, les lions allaient seuls, sans craindre de trouver plus fort qu’eux. – 434 –