Le Grand Cyrus partie 1 que personne ne possedera pourtant jamais, que par la mort. D'ARTAMENE. Ces Tablettes estant cachetées, il les donna à cét homme qui luy avoit apporté les autres ; qui s'estant approché de son oreille, luy dit qu'il avoit ordre du Roy d'Assirie, de luy apprendre, en cas qu'il eust quelque chose à luy mander, qu'il s'estoit retiré à Pterie : Ville dont Aribée avoit esté Gouverneur aussi bien que de Sinope, et qu'il avoit remise en ses mains. Apres cela cét homme sortit ; et Artamene sortant aussi, continua de faire le tour de la Ville ; pour s'en aller à un Temple, à une stade de Sinope ; qui luy estoit considerable, pour plus d'une raison ; puis que c'estoit le lieu, où il avoit commencé d'aymer. De là, sans sçavoir precisément ce qu'il cherchoit, ny ce qu'il faisoit ; il se mit à suivre le bord de la Mer, du costé que la Galere, qui avoit enlevé sa Princesse avoit pris sa route : pendant cette promenade melancholique, il s'entretenoit avec les deux fidelles Compagnons de ses avantures, le sage Chrisante, et le hardy Feraulas. Fut il jamais un temps, leur dit il, ny mieux ny plus mal employé que celuy que nous avons passé, depuis que nous sommes arrivez à Sinope ? Car enfin, par le nombre des choses qui m'y sont advenuës en si peu de momens, s'il faut ainsi dire, il est impossible de passer jamais aucun jour avec plus d'occupation mais aussi pour le peu d'utilité que je retire de cét employ, je ne pense pas que jamais personne ait si mal occupé sa vie. Je m'imagine venir delivrer ma Princesse, et je la trouve selon les apparences, dans un danger espouvantable : si j'en crois la crainte qui faisoit mon coeur, je la voy dans les feux et dans les flames ; et je la voy mesme reduite en cendre, aussi bien que la Ville où elle estoit. Apres je la voy ressuscitée ; je travaille à la sauver ; je combats ; j'esteins les flames qui apparamment la veulent devorer : et puis à la fin il se trouve que je ne delivre que mon Rival, et que je le delivre en un estat, qui ne me permet pas mesme de m'en vanger avec honneur. Enfin je voy un autre Ravisseur de ma Princesse, que je ne puis suivre : et peu apres je me voy sans Rival prisonnier, comme sans Maistresse delivrée. Dans le moment qui suit, je change encore d'estat : je fais des voeux pour Mazare, dont j'avois desiré la perte : et au mesme instant je le haïs plus que je ne faisois. O Destins ! rigoureux Destins ! determinez vous sur ma Fortune : rendez moy absolument heureux, ou absolument miserable : et ne me tenez pas tousjours entre la crainte et l'esperance ; entre la vie et la mort. Seigneur, luy dit alors Chrisante, apres tant de maux que vous avez soufferts, ou évitez ; vous devez esperer de surmonter toutes choses : et apres une si longue obstination de la Fortune à vous persecuter, adjousta Feraulas, il est à croire qu'elle se lassera bien tost. Cependant le Ciel s'estoit esclairci : et depuis qu'Artamene estoit hors de la Ville, le vent s'estoit appaisé ; et la Mer paroissoit aussi tranquile, qu'elle avoit esté agitée. Ses ondes ne faisoient plus que s'espancher lentement sur le rivage : et par un mouvement reglé elles sembloient se remettre avec respect, dans les bornes que la puissance Souveraine qui les gouverne, leur a prescrites. Artamene se resjoüissant de cette profonde tranquilité, presques avec autant de transport qu'il en eust pû avoir, s'il eust esté le Ravisseur de sa Princesse ; vit encore assez loing devant luy au bord de la Mer, plusieurs personnes ensemble : qui par leurs actions tesmoignoient avoir de l'estonnement, et estre fort occupées. Il s'avança alors, poussé d'une curiosité extraordinaire : et changeant de couleur en un instant ; que peuvent faire ces gens ? dit il à Chrisante et à Feraulas ; Seigneur, luy dirent ils, peut-estre sont-ce des Pescheurs, qui sechent, ou qui démeslent leurs filets sur le fable. Cependant Artamene s'avançant tousjours vers eux, Feraulas commença de remarquer le long de la rive, quelque débris d'un naufrage : il fit pourtant signe à Chrisante de n'en parler point à leur Maistre ; qui regardoit avec tant d'attention, ces hommes qui estoient au bord de la Mer ; qu'il ne s'aperçeut pas encore de ce que Chrisante et Feraulas avoient veû. Mais helas ! à peine eut il fait vingt pas, que tournant les yeux vers le rivage qu'il avoit à sa gauche ; il vit qu'il estoit tout couvert de planches rompuës ; de cordages entremeslez ; et de corps privez de vie. O que cette funeste veuë donna de frayeur à Artamene ! il s'arreste ; il regarde ces débris ; il regarde ces morts ; il regarde Chrisante et Feraulas ; et n'ose plus s'avancer vers ces gens, qui n'estoient qu'à trente pas de luy ; dans la crainte effroyable qu'il a desja, d'y rencontrer le corps de sa chere Princesse. Feraulas le voyant en cét estat, luy dit, Hé quoy, Seigneur, pensez vous qu'il n'y ait que cette Galere, pour laquelle vous craignez, en toutes les Mers du Monde ? Et ne sçavez vous pas que les naufrages sont des choses fort ordinaires ? C'est pour cette raison que je crains, luy respondit le malheureux Artamene ; et si ces malheurs estoient plus rares ; je ne les craindrois pas file:///D|/Bureau/HTML/cyrus1.htm (13 sur 173)13/07/2003 16:32:12