"Le Grand Cyrus", première partie Nul ne pourra pourtant jamais en jouir pleinement, sinon par la mort... D'ARTAMENE Après avoir cacheté ces tablettes, il les confia à l'homme qui lui avait apporté les autres. Cet homme, se rapprochant de son oreille, lui révéla qu'il avait reçu l'ordre du roi d'Assirie de lui apprendre, en cas de besoin, qu'il s'était retiré à Pterie. Cette ville, dont Aribée avait été le gouverneur tout comme Sinope, avait été confiée à sa garde. Cet homme s'étant retiré, Artamène sortit aussi, arpentant le pourtour de la ville, en route vers un temple situé à une stade de Sinope, un lieu revêtant une importance majeure pour lui pour de nombreuses raisons, car c'est là qu'il avait commencé à aimer. De là, sans savoir précisément ce qu'il cherchait ni ce qu'il faisait, il commença à suivre le bord de la mer, dans la direction qu'avait prise la galère ayant enlevé sa princesse. Pendant cette promenade mélancolique, il échangeait avec ses deux fidèles compagnons d'aventure, le sage Chrisante et le courageux Feraulus. "Y a-t-il eu jamais un moment, mieux ou pire employé que celui que nous avons vécu depuis notre arrivée à Sinope ?", leur dit-il. "En raison de toutes les choses qui m'y sont arrivées en si peu de temps, il est impossible de passer une journée avec plus d'occupations. Mais aussi, étant donné le peu d'utilité que j'en retire, je ne pense pas que jamais personne ait si mal employé sa vie." Artamène imagine venir libérer sa princesse, mais il la trouve, apparemment, en grave danger. Si son cœur, guidé par la peur, ne le trompe pas, il l'imagine enveloppée dans des flammes vives, réduite en cendres tout comme la ville où elle était. Plus tard, il la voit ressuscitée; il lutte pour la sauver, éteint les flammes qui semblaient vouloir la dévorer. Cependant, finalement, il ne libère que son rival, et dans un état qui ne lui permet même pas de prendre sa revanche avec honneur. Au final, il voit un autre ravisseur de sa princesse, qu'il ne peut suivre, et peu après il se trouve sans rival prisonnier, tout comme sa maîtresse délivrée. Dans l'instant qui suit, son état change à nouveau. Il prie pour Mazare, dont il avait souhaité la perte, puis presque aussitôt, il le déteste plus qu'auparavant. "O Destins impitoyables! Déterminez-vous sur mon sort. Rendez-moi absolument heureux, ou absolument misérable. Et ne me laissez pas toujours entre la crainte et l'espérance, entre la vie et la mort." "Seigneur", lui répond alors Chrisante, "après tant de malheurs que vous avez subis ou évités, vous devez espérer surmonter toutes choses." Et en ajoutant, Feraulas dit: "Et après une si longue obstination de la Fortune à vous persécuter, elle se lassera bientôt." Cependant, le ciel s'était éclairci. Depuis qu'Artamène était sorti de la ville, le vent s'était apaisé, et la mer apparaissait aussi tranquille qu'elle avait été agitée. Ses vagues ne faisaient que se déverser lentement sur le rivage, et dans un rythme régulier, elles semblaient respectueusement respecter les limites fixées par la puissante souveraineté qui les gouverne. Artamène se réjouit alors de cette profonde tranquillité, presque avec autant d'ardeur qu'il aurait pu en avoir s'il avait été le ravisseur de sa princesse. Plus loin, au bord de la mer, il aperçoit plusieurs personnes ensemble, dont les gestes trahissent l'étonnement et l'occupation intense. Poussé par une curiosité extraordinaire, il s'approcha alors, et sa couleur changea subitement. "Que peuvent faire ces gens ?" demanda-t-il à Chrisante et à Feraulas. "Seigneur," lui dirent-ils, "peut-être sont-ce des pêcheurs qui font sécher ou démêlent leurs filets sur le sable." Cependant, alors qu'Artamène s'approchait toujours d'eux, Feraulas commença à remarquer le long de la rive quelques débris d'un naufrage. Il fit cependant signe à Chrisante de ne pas en parler à leur maître, qui observait avec une telle attention ces hommes qui étaient au bord de la mer, qu'il ne remarquait pas encore ce que Chrisante et Feraulas avaient vu. Mais hélas ! À peine eut-il fait vingt pas, qu'il tourna les yeux vers le rivage à sa gauche; il vit qu'il était recouvert de planches brisées, de cordages entremêlés, et de corps sans vie. Quelle frayeur cette vue morbide inspira à Artamène ! Il s'arrête, regarde ces débris, ces morts, regarde Chrisante et Feraulas, et n'ose plus avancer vers ces gens qui n'étaient qu'à trente pas de lui, de peur d'y trouver le corps de sa chère princesse. Feraulas, le voyant dans cet état, lui dit : "Pourquoi, seigneur, pensez-vous que la galère pour laquelle vous craignez soit la seule en mer? Ne savez-vous pas que les naufrages sont des choses ordinaires ?" "C'est pour cette raison que je crains," répondit le malheureux Artamène, "et si ces malheurs étaient plus rares, je ne les craindrais pas."